Le thème au programme de l’enseignement français-philosophie en 2021, en prépa scientifique, sera « La force de vivre ». Pour rappel, les trois œuvres au programme, justement, sont :
La Supplication de Sveltana Alezxievitch, « J’ai lu »
Le Gai Savoir, Avant-Propos + Livre 4, de Nietzsche, GF, Traduction Wotling,
Les Contemplations, Livres 4 et 5, Victor Hugo (édition libre).
Après avoir procédé à une analyse décisionnelle de l’intitulé de ce programme dans un article discutant du thème de « La force de vivre », il est temps désormais de commencer à nous intéresser aux trois œuvres au programme des cours de français en prépa pour 2021, qu’il vous sera nécessaire de maîtriser pour intégrer Polytechnique ou au moins obtenir vos souhaits sur SCEI. C’est ce que nous vous proposons dans cet article qui présentera les auteurs et les œuvres du programme, et en donnera déjà plusieurs clefs d’analyse afin de commencer dès maintenant à les travailler pour réussir votre rentrée.
Pour aller plus loin, nous avons également souhaité publier des articles traitant de l’analyse de citations issues de 3 œuvres de français au programme de prépa sur la Force de Vivre. Chaque article repose sur l’étude de 3 citations. Ainsi vous pourrez découvrir ces analyses dans les articles suivants : citations du Gai Savoir en français en prépa, 3 citations issues des Contemplations en prépa et enfin 3 citations de La Supplication, au programme de français en prépa.
Dans l’ensemble, nous nous attacherons à mettre en lumière le paradoxe suivant : dans les trois œuvres au programme, la « force de vivre » n’a rien d’une évidence ; elle tient même, parfois, du miracle. Sur quoi repose cette « force de vivre » ? Quelles en sont les manifestations ? Telles sont les grandes questions qui nous guideront !
I. Les Contemplations V.Hugo, la force de vivre, la mort de Léopoldine
1 – Victor Hugo, le « monstre sacré » de la littérature française
Victor Hugo ! A lui seul, ce nom pourrait symboliser la littérature française, tant la production littéraire de ce « monstre sacré » de notre culture a été pléthorique. Romancier (Notre-Dame de Paris, Les Misérables, Les Travailleurs de la Mer, Claude Gueux…), poète (Les Châtiments, Les Contemplations, Les feuilles d’automne, Odes et ballades, Les Orientales…), dramaturge (Cromwell, Hernani, Ruy Blas…), mais aussi mémorialiste (Choses vues), député lançant des discours enflammés à la Chambre « contre la misère » ou pour les États-Unis d’Europe, opposant au Second Empire, royaliste, républicain, Victor Hugo a tout été, ou presque ! Ses funérailles nationales (1er juin 1885), qui l’avaient consacré comme figure fondatrice de la IIIe République, sont encore aujourd’hui un exemple de manifestation populaire de masse à Paris, et un repère de la mémoire nationale (Pierre Nora, dans Les Lieux de Mémoire, accorde une place symbolique importante à cet évènement).
« Je veux être Chateaubriand ou rien » : c’est ainsi que Victor Hugo, jeune, concevait sa carrière d’écrivain ; il y parvint, sans doute au-delà de ses espérances. Son parcours littéraire a été ainsi comme son parcours politique : très évolutif. Le premier Hugo est royaliste, attaché aux fastes de la Restauration, sur le plan politique ; sur le plan littéraire, il révolutionne le théâtre en portant un nouveau genre, le drame romantique, théorisé dans la préface de Cromwell (1827) et rompant avec les codes du théâtre classique (règle des trois unités de lieu, temps et d’action). Hernani, en 1830, suscitera ainsi une véritable « bataille » littéraire et marque la défaite du théâtre classique face à la révolution portée par Hugo. Le Hugo poète romantique s’affirme l’année suivante, en 1831, dans Les feuilles d’automne : inspiré par Lamartine, il y narre son enfance, sa vie familiale. C’est d’ailleurs la même année qu’il publie sa fresque historique Notre-Dame de Paris.
2 – La force de vivre, malgré la perte de Léopoldine
Deux grands évènements, durant les années 1840, bouleversement profondément la vie de Victor Hugo. Le premier de ces événements est personnel : le 4 septembre 1843, sa fille Léopoldine, se noie dans la Seine avec son mari ; Hugo, de retour d’Espagne avec Juliette Drouet, apprend la mort de sa fille seulement quelques jours plus tard, le 9 septembre, dans la presse. Nous y reviendrons : la mort de Léopoldine est bien sûr au centre du recueil : Les Contemplations.
Le second événement marquant profondément la vie de Victor Hugo et se place cette fois-ci sur le plan politique, avec le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851. Hugo s’élève contre cette forfaiture et devient l’opposant le plus résolu à celui qu’il surnomme « Napoléon le Petit ». Il est contraint de s’exiler, à Guernesey, où il poursuit avec vigueur sa production littéraire. Dès 1853, il publie son autre grand recueil poétique (avec Les Contemplations) : Les Châtiments. Dans cette œuvre de circonstances, dont beaucoup de références sont en rapport avec l’actualité du moment, Hugo y veut châtier bien sûr Napoléon III, qu’il ridiculise de manière éclatante dans ce recueil à la fois politique, lyrique, épique et satirique.
3 – Les Contemplations : un recueil séparé entre « autrefois » et « aujourd’hui »
C’est dans ce contexte de deuil personnel et d’exil politique qu’il faut ainsi replacer la publication des Contemplations, en 1856. La mort de Léopoldine est stricto sensu au centre de ce recueil de 158 poèmes : elle en sépare les deux grandes parties (composées chacune de trois livres).
Autrefois (1830 – 1843)
I – Aurore (temps de l’émerveillement devant la nature).
II – L’âme en fleur (temps des amours, notamment avec Juliette Drouet avec qui Hugo revenait d’Espagne quand il apprit la mort de Léopoldine).
III – Les luttes et les rêves (temps de la considération du monde, mêlé de pathos).
Aujourd’hui (1843 – 1855)
IV – Pauca Meae. Stricto sensu : « Peu de choses pour la mienne », mais plus exactement : « Ce peu de vers pour ma fille ». Le temps du deuil.
V – En marche : Le temps d’un nouvel élan dans la vie, de la reconstruction dynamique après le deuil.
VI – Au bord de l’infini. Le temps de l’espérance, mâtiné de fantastique et de lyrisme.
Les thèmes traités dans Les Contemplations sont ainsi, de manière plus ou moins linéaire : la nature et l’admiration qu’on ressent envers elle, l’amour et l’attachement, la contemplation du monde, la mort, le deuil, la reconstruction, l’espérance.
En un sens, Les Contemplations constituent ainsi un itinéraire poétique, philosophique (réflexions sur le deuil, la religion, la mort, la nature) autant qu’autobiographique, un itinéraire fait d’observations et de réflexions. Le titre même de l’ouvrage fait écho aux méditations, du poète qui entend « contempler Dieu » (Préface) – s’il y a contemplation, c’est donc plus dans un sens religieux que dans un sens « d’observation de la nature ». Ces vers sont le moyen d’une catharsis pour Hugo, de se reconstruire après le deuil, de s’interroger sur son rapport avec Dieu après ce qui lui paraît inacceptable. Il faut s’imaginer Hugo rédigeant ces vers, affligé par le deuil, en exil à Guernesey, presque seul sur une île relativement hostile, face au vide de son cœur et de la mer…
Cependant il ne faut pas s’y tromper : la majorité des poèmes ont été écrits entre 1841 et 1855… ce qui conduit Hugo à antidater certains de ses vers, pour donner plus de cohérence et de consistance à son recueil !
Voici pourquoi le thème « La force de vivre » se marie merveilleusement bien avec les livres 4 et 5 des Contemplations. Alors que Léopoldine vient de mourir (écho avec l’infinitif « vivre »), il s’agit de se demander comment le poète, malgré le deuil (Livre IV, Pauca Meae) va trouver cette « force de vivre », ce nouvel élan dans sa vie, dans la contemplation, dans la réflexion philosophique. En un sens, il s’agira de se demander quelles sont les fondations philosophiques, poétiques, littéraires, religieuses, personnelles, qui conduisent le poète à retrouver cette « force de vivre » – et s’il s’agit vraiment d’une force, ou bien d’un processus plus réflexif, laissant de la place aux émotions et au lyrisme.
II.Le Gai Savoir, Nietzsche: Vivre dans un monde en proie au nihilisme
1 – La force de vivre… Malgré les accidents, la maladie et la folie
Le paradoxe, chez Victor Hugo, était le suivant : comment continuer à vivre, malgré le deuil, malgré la perte de Léopoldine ? On retrouve une même idée paradoxale dans l’œuvre de Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900) et plus exactement dans Le Gai Savoir (rédigé entre 1883 et 1887) : comment continuer à trouver cette force de vivre, alors que le monde est en proie à un nihilisme dont l’objet est, justement, de vouloir anémier cette volonté de vivre, d’empêcher chacun d’affirmer sa force, sa « volonté de puissance » (titre d’un autre ouvrage de Nietzsche) ? Comment d’ailleurs, trouver une force de vivre, quand sans cesse les blessures, la maladie, voire la folie frappent à votre porte ?
Cette force de vivre, Nietzsche l’a donc justement trouvée dans sa production philosophique, qui lui a permis d’affirmer ses idées. Nietzsche s’est d’ailleurs constamment perçu en rupture avec ses contemporains et son époque, ce qui l’a conduit à mener une vie essentiellement solitaire, et ce après la disparition précoce de son père.
Voici donc quelques éléments biographiques que nous pouvons retenir ici. Peut d’abord être mentionnée l’éducation religieuse de Nietzsche, qui, par effet d’opposition, l’a conduit à se détacher des valeurs portées par le catholicisme comme par le luthéranisme. Ce sont ainsi les valeurs de la religion traditionnelle qui seront par la suite brocardées par Nietzsche : car selon lui, la religion est en partie responsable du nihilisme de son siècle, qui affaiblit la volonté de puissance, le vouloir-vivre. La rencontre avec l’œuvre de Schopenhauer (1865), le grand inspirateur de Nietzsche, doit aussi être retenue : c’est à travers la lecture du Monde comme volonté et comme représentation, que Nietzsche prend conscience de l’inanité de l’existence de ses contemporains, et qu’il décide de consacrer sa vie à rechercher la vérité au-delà des préjugés de son époque.
Si Nietzsche a ainsi, dans toute son œuvre, brocardé le nihilisme et affirmé la nécessité de vivre une vie forte, énergique, tournée vers la vérité même si elle est difficile à supporter, il n’en a pas moins, sur le plan personnel, risqué plusieurs fois la mort. C’est tout d’abord une grave blessure à la poitrine (printemps 1868) qui marque longtemps Nietzsche, au point qu’il doive observer une longue cure. C’est ensuite la maladie qui le touche : Nietzsche a 30 ans à peine, lorsque sa santé est déjà fragile. Il démissionne d’ailleurs de l’Université de Bâle, en 1878, pour des raisons de santé. Il rédigera Le Gai Savoir quelques années plus tard (1881-1882). Il ne faut ainsi pas perdre de vue que Le Gai Savoir est l’ouvrage d’un homme affaibli physiquement, isolé de ses semblables, un homme dont la carrière est en doute et qui est loin d’être reconnu par ses pairs comme l’immense philosophe qu’il est. Mais c’est paradoxalement cette maladie, cette condition précaire, qui portent le plus Nietzsche à apprécier la vie, à trouver de nouvelles ressources dans cette épreuve.
2 – La décadence nihiliste du siècle contre la force de vivre : une opposition centrale dans Le Gai Savoir
Le Gai Savoir, à l’image de la majorité des œuvres de Nietzsche, peut parfois sembler difficile à interpréter comme un tout : l’ouvrage consiste en une suite de paragraphes numérotés, s’enchaînant parfois de manière lâche ou qui peut sembler inconstante à la première lecture. En raison de son caractère inachevé, et interrompue par la folie, l’œuvre de Nietzsche a d’ailleurs longtemps été caution à interprétation. La postérité ne l’a pas servi : sa sœur a honteusement déformé son œuvre, truqué ses feuillets, rajouté des passages apocryphes, pour faire de Nietzsche un penseur précurseur du nazisme. Cette thèse farfelue n’est plus guère aujourd’hui défendue, et Nietzsche était d’ailleurs un fervent opposant à l’antisémitisme.
Ce qui est vrai en revanche, c’est que Nietzsche s’est battu tout au long de sa carrière philosophique, en des termes véhéments, contre ce qu’il a appelé la « décadence ». C’est cette décadence qui est au cœur de son œuvre et qui, par opposition, permet de mettre en valeur la volonté de puissance nietzschéenne. Toute « force de vivre » est ainsi, selon Nietzsche, en risque d’être anémiée, dévitalisée, par ce nihilisme qui constitue véritablement, pour le philosophe, le mal du siècle.
En quoi consiste cette décadence nihiliste ? Elle véhicule des valeurs de ressentiment, de faiblesse, de pathos, de non-être, d’ascétisme ; pour se protéger d’une vie et d’une réalité qu’il craint, l’état d’esprit décadent se réfugie dans la « moraline », promeut les bons sentiments, le respect d’autrui en toute condition, se forge de fausses valeurs pour mieux fuir le réel. Ses meilleurs alliés sont les religions traditionnelles, le christianisme bien sûr, mais aussi le bouddhisme et la morale gréco-antique (Nietzsche est un farouche opposant à Platon et à son mépris du corps). L’œuvre de Nietzsche est ainsi une opposition constante entre la volonté du néant (le nihilisme) et la volonté de vivre, l’Être réaffirmé dans sa volonté d’agir et de devenir. Là est le sens de la « gaya scienza » qui donne le titre à l’ouvrage.
Le thème « La Force de vivre » peut ainsi se comprendre dans Le Gai Savoir : la vie elle-même est une force ; et pour le comprendre, pour refuser le nihilisme qui veut justement anémier cette force de vivre il faut soi-même trouver un certain courage pour affronter la réalité, pour refuser les certitudes. Ce qui conserve les religions, les métaphysiques, est justement ce désir de certitude, signe de faiblesse et de manque de volonté. Au contraire, la philosophie ne doit pas être un réconfort : dans une image, Nietzsche compare le philosophe à un navigateur qui « met les voiles » sans savoir véritablement où il se rend, à l’inverse du nihilisme qui se satisfait de rester sur sa petite terre ferme. Le philosophe pour Nietzsche est un homme qui danse au bord de l’abîme et qui est prêt à vivre même s’il découvre que le monde est absurde ; c’est en ceci qu’il se doit d’être « fort ».
Une double interrogation nous guidera donc dans l’étude de cette œuvre : d’un côté, comment dénoncer tout ce qui anémie la « force de vivre » (étude du nihilisme) ? D’un autre, en quoi consiste cette volonté de vivre une vie forte et résolue, énergique et tournée vers la vérité (étude de la volonté de puissance nietzschéenne).
III – La Supplication de Svetlana Alexievitch : Vivre après Tchernobyl
1- Svetlana Alexievitch et ses « romans de voix »
Le cadre de La Supplication se passe en Biélorussie principalement, le pays de naissance de Svetlana Alexievitch (elle y naquit en 1948), mais aussi en Ukraine, territoire où la centrale de Tchernobyl explosa. Svetlana Alexievitch ne dispose pas de la nationalité ukrainienne, mais biélorusse – et il faut se souvenir que par ricochet, la Biélorussie fut aussi lourdement affectée par le nuage radioactif de Tchernobyl, sans doute plus que l’Ukraine puisque la centrale était située à la frontière (aujourd’hui encore, on estime qu’un Biélorusse sur cinq vit en zone contaminée !)
Considérée comme une fervente opposante au dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko, Svetlana Alexievitch, qui a étudié le journalisme dans son pays de naissance, continue d’y vivre malgré les pressions politiques, dans la capitale, Minsk.
La renommée de Svetlana Alexievitch est double, à la fois littéraire et politique. Alors que le communisme n’en finissait plus d’appauvrir et de dévorer l’Ukraine soviétisée, le grenier à blé des autres républiques soviétiques, Alexievitch a construit une œuvre exigeante et engagée, dénonçant les abus, les méfaits, les errements de la politique soviétique. Elle est en un sens une dissidente moderne, au même titre que Soljenitsyne, l’auteur de l’Archipel du Goulag et lui aussi récipiendaire du Nobel de Littérature (en 1970).
La renommée de Svetlana Alexievitch n’a donc plus été la même depuis son obtention, le 8 octobre 2015, de la récompense littéraire la plus prestigieuse qui soit : le Prix Nobel de littérature. Son œuvre littéraire est aujourd’hui traduite dans plus d’une dizaine de langues, et des adaptations de son œuvre ont même été proposées dans différentes salles de théâtre en France et en Allemagne (pays où elle a aussi longtemps vécu, à Berlin).
Dans toute son œuvre littéraire, Svetlana Alexievitch procède d’une même méthode : elle se fonde sur des récits, des témoignages, faisant ainsi office de journaliste, d’enquêtrice. Un livre d’Alexievitch est ainsi d’abord écrit par le magnétophone qui enregistre les voix des témoins… « Je vais vers l’homme pour rencontrer son mystère d’âme à âme, parce que tout se passe là » explique Alexievitch à propos de sa méthode originale d’écriture. Cette approche fondée sur le journalisme et la force du témoignage, ne devra surtout pas être oubliée tout au long de l’année. L’influence des études de journalisme, suivies par l’autrice en Biélorussie, pourra ainsi être utilement rappelée. Ses livres sont donc, toujours, puissamment réalistes et ancrés dans des témoignages vivants, refusant la fiction, optant pour la nudité du réel. Le jury du Nobel a d’ailleurs récompensé cette approche, faisant une large place à la « polyphonie » des voix et témoignages, aux voix de la souffrance et du courage.
C’est cette méthode qu’elle emploie en 1985, dans son premier ouvrage, La guerre n’a pas un visage de femme, qui se fonde sur les témoignages des soldates engagées par l’URSS contre le IIIe Reich lors de la Seconde Guerre mondiale. Svetlana Alexievitch aurait même passé plus de 15 ans à récolter l’ensemble de ces témoignages… L’ouvrage refuse délibérément la glorification de l’armée soviétique, ce qui provoque un scandale – mais signe des temps, Mikhaïl Gorbatchev, en pleine perestroïka, ne décide pas d’interdire l’ouvrage. Le livre, malgré de nombreuses voix critiquant son aspect « anti-patriotique », est d’ailleurs un énorme succès commercial en URSS…
Svetlana Alexievitch applique la même méthode d’enquête-témoignage dans Les Cercueils de zinc (1989), le livre qui la rendra célèbre. Elle y traite ainsi de la guerre d’Afghanistan (l’URSS avait envahi l’Afghanistan en 1979 pour préserver le régime pro-URSS en place). Là encore, le livre se fonde sur les témoignages de plusieurs centaines de soldats, d’officiers, de veuves de guerre… Cette fois-ci, le sujet étant encore tabou en Russie, et Svetlana Alexievitch brisant le mythe du soldat soviétique apportant la « civilisation » à un pays arriéré, ce livre lui vaut une convocation devant la justice.
La Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’Apocalypse, publié sept années plus tard (1997), s’inscrit dans la même logique de dénonciation par le témoignage – nous y reviendrons.
Enfin, notons que le dernier ouvrage de La Fin de l’homme rouge (2013) puise dans cette même inspiration à partir de récits et témoignages réels, pour revenir sur la psychologie de cet « homme nouveau » qu’entendait forger le régime soviétique par la propagande, et donne ainsi la parole à des staliniens sincères et convaincus, nostalgiques de l’ancien régime. Parmi les voix entendues, une large place est faite par ailleurs à l’humour ou aux détails qui peuvent paraître insignifiants : « Si le pays s’est effondré c’est à cause de la pénurie de bottes et de papier toilettes. », « La découverte de l’argent, ça a été comme l’explosion d’une bombe atomique. », « Le communisme c’est comme la prohibition: l’idée est bonne, mais ça ne marche pas ».
2 – La Supplication ou les voix de Tchernobyl
De cette présentation, retenons donc en particulier la méthode de l’autrice, particulièrement originale. Si le terme de polyphonie est vital à retenir, plus largement, la meilleure définition de cette méthode, reprise dans La Supplication, en a peut-être été donné par l’autrice, dans une interview au Figaro en octobre 2015 : « Chez nous, on parle de « roman de voix », un genre littéraire que m’a inspiré Ales Adamovitch. Il m’a montré la voie avec cette manière qu’il avait de joindre l’intériorité et la réalité. Ce n’est pas du journalisme. Je me sentais coincée par cette profession. Les sujets sur lesquels je voulais écrire, comme le mystère de l’âme humaine, le mal, n’intéressaient pas les journaux et moi, l’information m’ennuyait. (…). »
Le livre se fonde sur cette méthode : Svetlana Alexievitch a interrogé, durant trois ans, environ cinq cents acteurs, témoins et victimes de la catastrophe (médecins, liquidateurs, citoyens, scientifiques…). En l’espèce, La Supplication est ainsi un immense matériau pour la mémoire collective entourant la catastrophe. L’autrice-journaliste rend compte de ces témoignages de manière neutre, même s’il faut bien entendu se poser la question d’éventuelles « réécritures ».
L’ouvrage est divisé en trois parties de longueur équivalente :
- La terre des morts
- La couronne de la création
- Admiration de la tristesse
Dans ces trois parties, l’originalité du livre est d’évoquer moins la catastrophe elle-même (horizon de court terme) que le monde de l’après, la reconstruction, la façon avec laquelle les victimes vont vivre malgré ce poids. C’est ce qu’indique le sous-titre de l’ouvrage, « chronique du monde après l’Apocalypse ». « Ils ne parlent pas de Tchernobyl mais du monde de Tchernobyl, justement de ce que nous connaissons peu, de ce dont nous ne connaissons presque rien » indique ainsi l’autrice. « Une histoire manquée : voilà comment j’aurais pu intituler ce livre (…) Je m’intéressais aux sensations, aux sentiments des individus qui ont touché à l’inconnu. Au mystère. Tchernobyl est un mystère qu’il nous faut encore élucider. C’est peut-être une tâche pour le XXIème siècle. »
Toujours au sujet de ce titre, il importe de remarquer la connotation religieuse de l’ensemble (c’était aussi le cas dans Les Contemplations). Apocalypse est en effet un terme biblique, qui fait référence à la fin du monde selon la conception chrétienne (Apocalypse selon Saint-Jean). De même, « supplication » est un terme à l’origine chrétienne, qui signifie « requête pour demander grâce ». Il y a donc un versant religieux à ce titre – ce qui peut paraître original étant donné que nous nous situons dans un univers communiste et censément athée. « Supplication » fait également écho à « suppliciés » et en effet, le livre est aussi une tribune ouverte à la voix de ces suppliciés du réacteur numéro 4 et de ses conséquences psychologiques et sanitaires. Tout au long du livre, les témoins confient leurs souvenirs, leurs impressions, leurs sentiments, leurs projections sur ce monde de l’après.
Tous ne réagissent pas de la même façon. Le pathétique est bien sûr très présent dans l’œuvre – la mort est omniprésente, que l’on parle de celle de l’être aimé (cancers à la suite de radiations…), des enfants morts-nés (malformations congénitales…). Une place est certes faite à la « faiblesse » de vivre, au fatalisme. Mais il y a plus que du pathétique dans ce livre. Bien des témoins trouvent en effet une « force de vivre » dans le souvenir de l’être aimé, de la vie passée, dans un amour retrouvé ; ils placent de l’espoir dans la vie future de leurs enfants ; dans la nature qui reprend ses droits autour de la centrale ; d’autres survivent à travers la lecture, l’art, la culture, ou d’autres encore puisent la force de vivre dans la religion ; enfin certains trouvent une nouvelle force dans leur volonté de se battre pour la vérité, face à la vérité « officielle » des autorités communistes puis russes ou biélorusses.
En somme, La Supplication pose la même question que Les Contemplations à une échelle plus collective : comment vivre après une catastrophe, le deuil ? Où trouver cette force de vivre pour trouver la force de se reconstruire ? Les différences sont bien sûr massives (tout témoin n’est pas Victor Hugo, Léopoldine n’est pas morte à Tchernobyl…), mais bien des enjeux sont aussi communs.
3 – Préparer la lecture de La Supplication
Pour d’ores et déjà préparer la lecture de l’œuvre, il est bien sûr possible d’explorer la « galaxie culturelle » qu’a fait naître l’incident du réacteur numéro 4 – car ainsi que le dit un personnage du livre, après Tchernobyl, il y a eu davantage : le mythe Tchernobyl. Pour ce faire, le mieux est sans doute se plonger dans le film adapté du livre, La Supplication (Voices of Chernobyl en anglais), réalisé par Pol Cruchten et sorti en 2016. Ce film, une succession de plans-séquences avec voix off, est d’autant plus intéressant qu’il reprend de larges extraits du livre, avec les décors de Tchernobyl défilant au fur et à mesure des extraits…
La série Chernobyl, qui a rencontré récemment un grand succès et qui avait même redynamisé le tourisme « mémoriel » autour de la centrale, peut être aussi conseillée : elle peut en effet servir d’efficace introduction au contexte, notamment politique, de la catastrophe – mais alors que La Supplication porte en grande partie sur l’après, la série se concentre certes avec réalisme, sur la catastrophe elle-même, en dénonçant essentiellement l’incurie et le manque de transparence du système soviétique.
Enfin, on ne pourra que conseiller le visionnage du film culte Stalker, sorti en 1979 et réalisé par Andreï Tarkovski, sorti en 1979. À bien des égards, l’expérience faite de « la zone » de ce « Stalker » rappelle celle de Tchernobyl. D’ailleurs, pour vivre soi-même l’expérience Tchernobyl, il est toujours possible de réinstaller les jeux vidéo « S.T.A.L.K.E.R », portant le même nom donc que le film de Tarkovski. L’ambiance autour de la centrale est particulièrement bien rendue et mérite le détour ! Ou quand l’utile rejoint l’agréable…
Ulysse Grasset
Ancien élève de prépa Khâgne A/L à Louis Le grand, diplômé de l’ENS Ulm et d’HEC, je contribue au blog de Groupe Réussite et je donne des cours particuliers aux élèves de prépa.
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Merci beaucoup, très intéressant! La plupart du temps, j’ai lu quelque chose comme ça mais je vais aussi ajouter ce site à mes signets 🙂
Bonjour Glenn,
Avec plaisir, n’hésite pas à regarder nos autres articles sur les citations ou les dissertations corrigés 🙂