Le thème Légalité et Légitimité au programme de philo en terminale
Du point de vue du programme de l’épreuve de philosophie en terminale, le sujet « L’opposition entre légalité et légitimité est-elle pertinente ? » permet en premier lieu d’aborder, de front, le repère « légalité/légitimité ». Ce sujet permet également d’étudier plusieurs « notions » figurant au programme : les notions « État », « justice » et « devoir ». La philosophie du droit, qui ne figure pas au programme officiel des cours de philosophie en terminale mais qui est au croisement de plusieurs de ses notions, est également utile dans le traitement de ce sujet (si vous souhaitez approfondir davantage ce thème, n’hésitez pas à suivre des cours particuliers de philosophie).
Du point de vue de la méthodologie de la dissertation de philosophie, le sujet est ensuite un exemple classique de question dite « ouverte ». La question dans le sujet ouvre en effet le champ des possibles quant à notre interrogation ; pour le dire simplement, il est possible de répondre par « oui » ou par « non » à ce sujet. Ce type de questionnement ouvert est très classique dans les sujets donnés au baccalauréat de philosophie.
Plan de dissertation : l’opposition entre légalité et légitimité
Le piège à éviter en tout premier lieu est d’établir un traitement du type « I/ Centré sur la légalité ; II / Centré sur la légitimité ; III / Rapports entre légalité et légitimité ». A coup sûr, une telle approche ne récoltera pas la moyenne. Il faut au contraire s’interroger, sans cesse, sur les liens de dépendance, de relation, de hiérarchie, entre légalité et légitimité ; il faut aussi accorder une large place, dans le traitement du sujet, à l’attribut du sujet « pertinente », qui donne son originalité à la question, dans le but de ne pas réciter un cours de terminale tout appris. Il faut que votre raisonnement soit clair.
Introduction Légalité Vs. Légitimité
[Accroche] « Les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois ; c’est le fondement mystique de leur autorité : elles n’en ont point d’autre. » Cette assertion tirée des Essais de Montaigne (III, 13) nous conduit d’emblée à penser que l’opposition entre légalité et légitimité, loin d’être pertinente, résulte en réalité d’une illusion, d’un processus artificiel. Sous un ton ironique, qui se perçoit par l’utilisation des termes « fondement mystique », le philosophe humaniste nous dit en effet que le respect des lois a pour origine, non leur justice, mais leur simple caractère de loi : autrement dit, elles sont légitimes (justes) simplement parce ce qu’elles sont légales ; leur existence est le fondement de leur essence.
[Définition problématisée des termes du sujet] L’intuition de Montaigne semble rejoindre l’étymologie même du mot « légitimité ». En effet, le terme provient du latin « legitimus », qui signifie ce qui est « fixé » ou « conforme aux lois ».
Cependant, le terme légitimité a ensuite glissé vers une définition non-simplement juridique, pour ensuite désigner non plus ce qui est conforme au droit, mais ce qui est conforme à la morale, à la raison, à la vérité, à la justice ; le Littré définit dans cet esprit la légitimité comme la « qualité de l’autorité légitime » mais aussi comme la « qualité de ce qui est fondé en équité, en raison ».
Quelles sont, alors, les autres origines et sources de cette légitimité ? Comment déterminer ce qui « conforme à l’équité ou à la raison » ? Sur ce sujet le sociologue Max Weber percevait trois origines, trois fondements de la légitimité : l’autorité charismatique (la légitimité provenant du charisme, du caractère hors-norme d’un dirigeant) ; l’autorité religieuse (au fondement par exemple de la monarchie de droit divin) ; et l’autorité rationnelle-légale (la légitimité venant alors du fondement juridique des directives, celle qu’évoque notamment Montaigne).
C’est en suivant cette dernière origine rationnelle-légale que nous retrouvons cette sorte d’identification entre la légalité et la légitimité. Les bases de la légalité (bases juridiques, celles du droit positif) et les bases de la légitimité (a priori philosophiques, éthiques, méta-juridiques, c’est-à-dire au-delà du droit) seraient ainsi en réalité communes, puisque même la légitimité dépendrait de l’existence du droit positif (le droit existant).
L’opposition entre légalité et légitimité ne serait ainsi guère « pertinente », au premier sens que l’on peut donner à ce terme : celui qui indique que cette opposition est appropriée, relevant du bon sens (de l’ordre du possible) ; il sera également nécessaire de s’interroger sur le deuxième sens que l’on peut donner à cet attribut du sujet « pertinente », en se demandant si cette opposition entre légalité et légitimité, si elle est possible, est encore souhaitable, juste.
[Problématique] Nous voyons dès lors les données de la problématique : alors que l’on oppose souvent la légitimité à la légalité, nous avons de redéfinir l’apparente binarité de cette question fondatrice. Ainsi, la légalité n’est-elle pas le véritable fondement de la légitimité ? Les mécanismes d’identification de la légalité et de la légitimité, en apparence dissemblables parce que pour l’une juridiques, pour l’autre métajuridiques, ne renvoient-ils pas in fine à des mêmes processus, à des mêmes linéaments ?
[Annonce du plan] Nous verrons d’abord que l’opposition entre légalité et légitimité semble, a priori, reposer sur des bases pertinentes, en raison de la distance parfois majeure qui peut exister entre le droit positif et les valeurs de justice et de vérité. Cependant, dans la mesure où la légitimité ne dispose pas d’assises assez sûres ou incontestables, cette opposition peut apparaître dangereuse et guère pertinente. Plutôt que de parler d’opposition entre légalité et légitimité, nous verrons en dernier lieu qu’il s’agit d’établir leur complémentarité, dans une relation qui puisse maintenir des impératifs d’ordre comme de stabilité.
Exemple de dissertation sur l’opposition Légalité / Légitimité
I/ L’inadéquation, bien souvent constatée, entre légalité et légitimité, semble prouver l’existence d’un conflit entre ces deux notions ;
I-1/ En raison de la distance du droit positif avec des impératifs de justice ou de vérité, l’opposition entre légalité et légitimité semble bien pertinente
Pour démontrer que l’opposition entre légalité et légitimité soit bien pertinente, il faudrait ainsi que le droit positif (la légalité existante) ne soit pas adéquat à la justice ou la vérité (ce que nous avons défini comme l’acception contemporaine de la légalité), et ce, de façon manifeste et exemplaire. Or il semble bien évident, à examiner l’état du monde et des siècles passées, que les prétentions du droit ne sont bien souvent pas suivies d’effets et de traductions concrètes.
Cette inadéquation entre le droit et la justice était déjà celle que Jean-Jacques Rousseau constatait au XVIIIe siècle, dans un court texte intitulé « Fragment sur l’état de guerre ». L’auteur y relevait d’abord les assertions des « livres de droit » et des « savants et des jurisconsultes » (c’est-à-dire du droit existant dans les textes, la légalité) ; une fois les doctes traités fermés, il sortait constater l’état du monde, y voyait les « peuples infortunés gémissants sous le joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs » et in fine « partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois. » En somme, la prétention du droit à protéger le faible, sans cesse clamée en théorie, serait invalidée par la pratique : l’opposition entre le droit positif et la réalité serait ainsi criante.
Cette opposition entre le droit positif et la réalité, la justice ou la vérité, renvoie à une opposition plus classique de la philosophie politique et juridique, celle entre droit « positif » (le droit des textes) et le droit « naturel » (un droit qui existerait de toute éternité, sans texte, car composé de principes fondamentaux tels que la dignité humaine, les droits élémentaires, les interdits évidents de la vie en société).
Cette dichotomie est au cœur du mythe antique d’Antigone, réinterprété au XXe siècle par Jean Anouilh. Alors que le souverain Créon a édicté un texte de loi interdisant d’enterrer Polynice, Antigone y oppose un droit plus ancien, faisant référence à un devoir religieux, le droit « naturel » d’enterrer ses défunts, et considère comme invalide un texte qui tenterait d’interdire cette pratique ancestrale ; la pièce se résume ainsi par l’opposition entre la légalité du droit positif (Créon) et la légitimité du droit naturel (Antigone), dont la valeur serait supérieure.
Nous voyons ainsi bien la confrontation entre deux ordres juridiques différents, qui ferait de l’opposition entre légalité et légitimité une opposition… légitime.
I-2 / L’opposition entre légalité et légitimité, justifiant le recours aux révoltes et révolutions, s’organise dès lors selon un mode hiérarchique.
Puisque le droit positif n’est pas justice et vérité, puisque la légalité n’est pas légitimité, cette opposition ouvre la voie à de possibles révoltes ou confrontations, c’est-à-dire des moments particuliers où la distance entre la légalité et la légitimité se fait la plus sensible et insupportable. Dans tout droit positif seraient ainsi contenues les conditions de son dépassement, de son effacement : le droit positif serait sous permanence un droit « sous surveillance », car pour demeurer valide, il devrait en tout instant respecter les conditions de sa légitimité.
Cette opposition entre légalité et légitimité serait ainsi organisée selon un mode hiérarchique, dans la mesure où la légitimité aurait une valeur supérieure à la légalité, en serait la véritable assise. John Locke, dans son Traité du gouvernement civil, a ainsi posé clairement cette idée de distinction hiérarchique entre droit naturel (concept dont il a été un des grands artisans) et le droit positif : « Quand les législateurs s’efforcent de ravir et de détruire les choses qui appartiennent en propre au peuple, ou de le réduire en esclavage sous un pouvoir arbitraire ; ils se mettent dans un état de guerre avec le peuple, qui, dès lors, est absous et exempt de toute sorte d’obéissance » (Chapitre XIX).
Le « droit » à la désobéissance civile peut même devenir un « devoir », dans le cas où les violations de la légitimité, par le droit existant, seraient plus qu’insupportables. Nous voyons bien l’ironie de la situation, son paradoxe : le droit positif contient ainsi, dans son texte même, les conditions de son effacement, avouant comme sa soumission à une instance supérieure, la légitimité.
La déclaration d’indépendance américaine, du 4 juillet 1776, est l’exemple type du texte juridique proclamant ce « devoir de désobéissance » : « Mais lorsqu’une longue suite d’abus et d’usurpations, tendant invariablement au même but, marque le dessein de les soumettre au despotisme absolu, il est de leur [les citoyens] droit, il est de leur devoir de rejeter un tel gouvernement et de pourvoir, par de nouvelles sauvegardes, à leur sécurité future. » La Révolution américaine s’est en effet bien construite contre une légalité, celle de la royauté britannique et de l’ordre juridique dans les Treize colonies.
De manière plus contemporaine, cette contestation de la légalité de textes juridiques a pu s’incarner dans les actions de « désobéissance civile » (concept formé par le philosophe de la justice John Rawls), telles que conduites par exemple par Nelson Mandela en Afrique du Sud. La légitimité brandie par Mandela en Afrique du Sud ou Gandhi en Inde, serait ainsi la seule « légalité légitime ». En somme, la légalité aurait une existence conditionnelle et provisoire, soumise au respect des conditions de la légitimité, selon un mode d’organisation hiérarchique (la légalité étant soumise à la légitimité).
I-3 / L’absence d’opposition entre légalité et légitimité conduirait enfin à toutes sortes d’abus.
Un autre argument nous permettrait d’étayer cette thèse : si nous prenions le raisonnement inverse, par l’absurde, et considérions ainsi qu’il n’existerait aucune opposition entre légalité et légitimité, que le droit positif constituerait la seule légitimé, nous voyons bien que cette opposition pourrait ne pas être apparaître pertinente : elle serait en effet plus pernicieuse que pertinente, ouvrant la voie aux pires abus.
Du strict point de vue du droit et des positivistes les plus fervents, les systèmes juridiques coloniaux, sous la IIIe République, étaient ainsi conformes aux procédures en vigueur. De même, il ne manqua pas de juristes nazis se réclamant du formalisme de la loi et de la hiérarchie des normes, pour donner une apparence de justification formelle et juridique aux actes du régime. Rappelons enfin que le général de Gaulle avait été condamné à mort par le Régime de Vichy….
[Transition] Pour autant, nous voyons bien les limites d’une situation qui aboutirait à considérer la légalité, l’ordre juridique existant, comme une matière négligeable ou par essence soupçonnable. Si le droit à la désobéissance devient un devoir permanent, comment éviter que le monde ne soit en révolte permanente, en état d’instabilité, menaçant ainsi la sécurité de tous les jours ? Ainsi, si l’on considère l’opposition entre légalité et légitimité comme tout à fait pertinente, le risque est aussi d’ouvrir la voie à des conséquences potentiellement nuisibles et contre-productives – impertinentes.
II/ Dans la mesure où la légitimité ne dispose pas de fondations assez incontestables, l’opposition entre légalité et légitimité peut apparaître contre-productive et contestable pour des arguments sécuritaires ou utilitaires.
II-1/ L’opposition entre légalité et légitimité n’est pas pertinente d’un point de vue utilitaire et sécuritaire : ce serait nuire à la stabilité de l’ordre social existant
Si l’on devait ainsi trouver un argument premier, pour soutenir que cette opposition entre légalité et légitimité relèverait de l’artificialité, sans doute serait-il possible d’invoquer l’argument de l’intérêt général et de la sûreté. En effet, si l’on proclame que par nature, légalité n’est pas légitimité, si l’on admet que les lacunes du droit positif autorisent les contestations et les révoltes, c’est alors, selon l’interprétation de la philosophie contractualiste, semer les germes de divisions mortelles.
Cette argumentation est notamment celle avancée par Thomas Hobbes, l’auteur du Léviathan et du de Cive ; le philosophe fut profondément meurtri par l’expérience des guerres civiles anglaises ; il en conclut que le bien suprême était non pas la vérité ou la justice – des valeurs appartenant proprement à la légitimité – mais l’ordre, la sécurité, la stabilité – des valeurs renvoyant plutôt à la légalité. C’est ainsi que selon Hobbes, un État dûment organisé doit avoir pour priorité la paix civile, la protection physique des citoyens, l’État exerçant l’entièreté du maintien de l’ordre. La question de la légitimité est dès lors évacuée au profit de la légitimité – la question éthique est effacée par la question juridique.
De ce fait, la question du juste ou de l’injuste, l’idée de conscience individuelle, au fondement des « révoltes » contre les lois de la cité – rappelons-nous Antigone – ne doit absolument pas être réglée par le citoyen, au risque de renverser la hiérarchie établie. Un passage du De Cive le prouve en particulier (Hobbes, De Cive, § 2): « Si je prends les armes sur l’ordre de l’Etat, tout en pensant qu’il s’agit d’une guerre entreprise injustement, je n’agis pas injustement, mais l’injustice consisterait plutôt à refuser de prendre les armes, en m’attribuant la connaissance du juste et de l’injuste, alors que cette connaissance regarde uniquement l’État » : ainsi, c’est l’État qui doit fixer le juste et l’injuste, le vrai et le faux, tandis que la véritable légitimité est celle de respecter la légalité, car c’est celle qui est la plus pertinente du point de vue utilitaire.
II-2/ De surcroît, la légitimité est un concept trop variable et trop incertain, une valeur trop subjective, alors que la légalité renvoie à des données objectives, celles du droit positif.
Un autre argument vient à l’appui de la thèse des philosophes contractualistes et des partisans du primat de la légalité sur la légitimité : tandis que la légalité repose sur une base a priori stable et commune à toute une société – le droit positif – la véritable légitimité est, de son côté, très variable et inconstante. En effet, la légitimité renvoie à des valeurs, qui sont propres à la conscience de chacun ; elle varie selon les convictions politiques, religieuses, selon l’origine sociale ; elle est floue et changeante, en raison de sa nature axiologique et relative ; subjective par nature, la légitimité s’oppose ainsi au caractère plus objectif, plus stable, du droit existant et de la légalité.
A la rigueur, si un consensus mondial s’établissait autour des conditions véritables de la légitimité, le droit existant pourrait s’effacer. Mais ainsi que le remarque par exemple Montaigne lorsqu’il compare les mœurs des « cannibales » (indigènes américains) à ceux des Européens, les valeurs sont très variables entre les peuples : « Il n’y a rien, » écrit Montaigne dans les Essais, « de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire [conception] de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances [coutumes] du pays où nous sommes ». Cela signifie ainsi que la légitimité de l’ordre social européen n’est pas du tout celle de l’ordre social chez les indigènes : une légitimité « en soi » ne peut exister ; comment dès lors tout y subordonner ?
II-3/ Plutôt que d’opposition, il serait ainsi peut-être plus pertinent d’évoquer une identification souhaitable entre légalité et légitimité.
Ainsi, pour des raisons utilitaires comme objectives, il semble plus pertinent d’évoquer non une opposition, mais une identification entre légalité et légitimité, dans la mesure où ce serait la légalité qui serait la base objective de la légitimité. Ce serait là le plus souhaitable pour qu’un ordre existant soit accepté par une communauté donnée.
Cette conception est au centre de la théorie de la hiérarchie des normes, forgée par Hans Kelsen – un théoricien du droit positif. Selon Kelsen, la validité – la légitimité – de chaque donnée juridique est en elle-même juridique : est légitime une loi, un décret, un arrêté, qui a été pris conformément aux règles de la hiérarchie des normes. Ainsi, en droit français, c’est la Constitution qui légitime les lois, les lois qui légitiment les ordonnances et les décrets, qui eux-mêmes sont le fondement légitime des arrêtés. Ce qui constitue la validité d’une prescription ou d’une une règle juridique est un critère formel : la légalité d’une loi ne dépend pas de son contenu, c’est-à-dire de ce qu’elle ordonne, interdit ou permet, mais uniquement du fait qu’elle a été émise conformément à une règle de droit valide. Aux yeux des positivistes, il n’existe ainsi pas de valeur méta-juridique – une légitimité axiologique qui surplomberait, qui surveillerait le droit existant ; c’est le droit qui est le fondement de sa propre légitimité. Nous retrouvons ici l’interprétation de Max Weber de la légitimité, mentionnée en introduction : la légitimité peut ainsi provenir d’une autorité rationnelle-légale.
[Transition] Du point de vue utilitaire comme sécuritaire, l’incertitude des fondations de la légitimité, comme la nécessité de disposer d’un droit positif faisant consensus parmi la société, nous conduisent donc, à ce stade de notre réflexion, à la conclusion suivante : tandis que l’opposition entre légalité et légitimité ne paraît pas pertinente, c’est bien plutôt leur identification, leur assimilation, qui serait souhaitable. Or nous n’avons, jusqu’ici, que raisonné d’un point de vue utilitaire ; le terme « pertinent » renvoie en effet, nous l’avons dit, à ce qui est « approprié » ; mais ce terme renvoie aussi à ce qui appartient au sens commun, ce qui est conclu par un jugement adéquat. Si nous raisonnons, ainsi, du point de vue de la conscience individuelle, du sens commun de chacun, peut-on toujours dire que l’identification entre légalité et légitimité puisse se poursuivre ?
III/ La pertinence de l’opposition entre légalité et légitimité peut s’épuiser, sous l’effet d’un mélange de processus cognitifs inconscients et d’adhésions volontaires et individuelles.
III-1/ L’assimilation progressive entre légalité et légitimité peut résulter d’un processus cognitif inconscient…
Or même de ce point de vue remplaçant la contrainte utilitaire par l’adhésion du sens commun, l’opposition entre légalité et légitimité ne semble pas non plus tout à fait pertinente. En effet, dans la conscience de chacun, le droit positif, la légalité, tendent progressivement à revêtir le manteau de la légitimité, à travers un processus cognitif d’accoutumance et d’adhésion inconsciente progressive. Ce processus consiste en ceci : c’est par le fait même qu’une loi est légale qu’elle devient, peu à peu, à nos yeux, légitime, car nous nous habituons à vivre avec elle, à la suivre ; elle nous devient ainsi familière, commune ; à mesure, une loi existante devient ainsi légitime du seul fait de sa persistance, parce qu’elle s’ancre dans les coutumes et dans les mœurs.
Le philosophe David Hume, dans ses Essais politiques, a été un de ceux apercevant ce processus d’adhésion. Il remarque ainsi qu’un « gouvernement établi a un avantage infini du fait même qu’il est établi ». C’est ce même argument que brandissait Montaigne dans la citation au début de notre réflexion : « Les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois ».
Cependant cela ne veut pas dire que Montaigne ou Hume avaient fini par trouver tout à fait appropriés à la justice ou la vérité les lois de leurs pays ; eux-mêmes avaient réalisé leur possible inanité, ou du moins leur caractère imparfait. Hume, dans ce même passage de son œuvre, précise ainsi que la légalité devient légitimité étant donné que « le gros de l’humanité [est] gouverné par l’autorité, non par la raison, et n’attribu[e] de l’autorité qu’à ce qui se recommande par son ancienneté ». La légitimité d’une loi ne proviendrait ainsi pas de sa valeur ou de son éthique, mais de la coutume. De même, Montaigne rappelle que les lois sont « souvent faites par des sots » et que « rien ni si lourdement, et largement fautier, que les lois. »
III-2… / ou d’une adhésion consciente qui, sans s’enthousiasmer pour le contenu des lois, le légitime par une « pensée de derrière ».
Est-il alors possible de concilier adhésion aux lois et constatation de leur vanité ? C’est bien possible en effet, dans la mesure où le philosophe ou tout citoyen qui serait conscient de la vanité de ces lois, conserverait ce que Pascal appelle une « pensait de derrière ».
Dans ses Pensées, Pascal rejoint – pour une fois – son compère girondin Montaigne, par sa formule célèbre : « Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » qui illustre la relativité et l’arbitraire du droit. Pour Pascal, les « demi-arbitres » ont raison quand ils dénoncent l’arbitraire des lois, mais ont en dernier ressort tort : en effet, la « raison des effets » pascalienne (la réflexion du philosophe considérant la situation dans sa globalité) commande de respecter l’autorité des lois. C’est ce que Pascal nomme la « pensée de derrière » : celle-ci consiste à réaliser que ces lois humaines (qu’il ne faut pas confondre avec les lois divines) sont certes souvent injustes, arbitraires, contingentes (elles relèvent d’un historicisme) ; mais elles sont toujours nécessaires à la conservation de l’ordre social – rappelons que Pascal a été marqué par l’expérience de la Fronde – lui-même issu d’un ordre divin. Ce n’est donc pas la justice qui est le véritable fondement de la justice (des lois) pour Pascal, mais la force de l’ordre. « La justice est ce qui est établi » écrit Pascal dans cet esprit. « Et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies. (…) Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
III-3/ Plutôt que d’opposition, il serait donc plus pertinent d’évoquer une complémentarité entre légalité et légitimité, pour assurer d’un côté l’ordre, et d’un autre côté la liberté.
Cette « pensée de derrière » nous permet ainsi de concilier plusieurs exigences : d’une part, l’exigence de l’ordre, la nécessité d’assurer la stabilité d’une société – argument qui nous avait conduits à grandement relativiser la pertinence de l’opposition entre légalité et légitimité ; d’autre part, cette pensée de derrière pascalienne nous permet, dans le même temps, de conserver une part de liberté dans ce système, une liberté de pensée et de jugement, c’est-à-dire la liberté de la conscience individuelle pour évaluer les données d’une situation politique. En ce sens, l’assimilation progressive entre légalité et légitimité, leur complémentarité, et non son opposition, nous apparaissent plus pertinente et efficace.
Concilier le respect de la loi, la nécessité d’assurer l’ordre, avec la préservation de la liberté de pensée, tel paraît en effet le juste équilibre. C’est celui que dressait Spinoza dans le Traité Théologico-politique. D’un côté, le philosophe hollandais reconnaît que « pour former une République », une « seule condition » est nécessaire, c’est-à-dire que « toute la puissance de décider soit remise aux mains de tous ou de quelques-uns ou d’un seul ».
Cette sorte d’abandon de l’autorité permet aux hommes de « vivre pacifiquement », ce qui ne serait pas le cas si chacun avait « le droit d’agir selon le seul décret de son esprit » (or nous avons vu que les conceptions de la légitimité étant fort différentes, cette liberté totale aurait pour conséquence de déstabiliser l’ordre social).
Mais en réalité, cette autorité n’est pas tout à fait remise de manière aveugle à l’autorité pour Spinoza : elle continue d’inclure une liberté de pensée intérieure, préservant la conscience individuelle : « ainsi nul ne peut-il agir contre le décret du souverain sans mettre en péril le droit de celui-ci », écrit Spinoza, « mais chacun au contraire peut penser et juger sans la moindre restriction ».
Au lieu d’évoquer une opposition entre légalité et légitimité, il faudrait ainsi évoquer, en dernier ressort, une complémentarité permettant d’assurer l’ordre comme la liberté. C’est à ces conditions que la loi, ainsi que l’écrit Rousseau dans Du Contrat Social (Livre I, Chapitre VIII : De l’état civil), permettra de concilier la liberté – c’est à ces conditions que « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». La confrontation entre légalité et légitimité sort ainsi de son état de stérilité, pour devenir bien plus pertinente dans un contexte de complémentarité.
Conclusion pour la dissertation Légalité ou Légitimité
[Résumé du devoir] Toutes les lois ne sont d’évidence pas légitimes : ce constat simple et évident pourrait d’emblée conduire à trouver tout à fait pertinente l’opposition, classique, entre légalité et légitimité. Cependant il nous a paru essentiel d’aller plus loin : quelles seraient les conséquences de l’acceptation de cette opposition ? Ne seraient-elles pas plus dommageables que d’apparence, en déstabilisant durablement la légitimité de tout ordre social ? Nous avons vu en effet que les sources et les définitions de la légalité étant fort différentes parmi les hommes, le droit positif, la légalité, au contraire, constituaient une sorte de repère stable et approprié, nous paraissant de l’ordre du souhaitable comme du possible.
Pour autant, cette assimilation entre légalité et légitimité ne provient pas que d’arguments sécuritaires ou utilitaires : comme nous l’avons vu, elle peut aussi provenir de processus cognitifs inconscients, d’une adhésion comme naturelle et progressive, l’esprit humain tendant, au fil du temps, à estimer comme légitime ce qui est légal. Dès lors, l’opposition entre légalité et légitimité n’apparaît plus pertinente ; c’est leur assimilation, ou leur complémentarité dans la mesure où elle permet de concilier d’un côté la liberté individuelle, de l’autre côté l’ordre social, qui nous semblent en définitive plus pertinents.
[Ouverture] Cependant le débat, sur cette tension entre légalité et légitimité, pourrait être sans fin. Jusqu’où refuser la discussion morale, jusqu’à quel point faire primer l’éthique sur l’ordre ? Pour Kelsen, le chantre autrichien du positivisme, il est impossible de fonder la légitimité de l’État sur autre chose que le droit, au risque de se perdre dans d’immortelles discussions morales et philosophiques.
Or le légalisme positiviste, nous l’avons vu, rencontre trois difficultés majeures : la prétention philosophique, l’exaspération rationaliste et le refus du supra-normatif. Carré de Malberg, un autre juriste positiviste, lui-même en était bien conscient. Il reconnaît ainsi dans les toutes dernières pages de la Constitution à la théorie générale de l’État (1920), in extremis, l’existence de normes supérieures au droit positif, mais, tempère-t-il immédiatement, « ce ne sont plus là des garanties d’ordre juridique : leur étude ne relève plus de la science du droit ». En effet : il s’agit là de morale et d’éthique, de justice et de vérité – ce n’est plus l’affaire de Créon, mais d’Antigone.
La philosophie est une matière importante en terminale, mais néanmoins très complexe. Pour vous aider dans vos révisions et votre préparation du bac, voici quelques articles sur le thème de la philosophie en terminale qui vous permettront de compléter ou de renforcer vos connaissances :
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Ulysse Grasset
Ancien élève de prépa Khâgne A/L à Louis Le grand, diplômé de l’ENS Ulm et d’HEC, je contribue au blog de Groupe Réussite et je donne des cours particuliers aux élèves de prépa.