La mémoire et l’identité individuelle chez Locke
Après l’éclairage de Socrate sur la mémoire, puis l’apport de Saint-Augustin sur le thème de culture générale en prépa HEC, voici les éléments issus de la pensée de Locke pour améliorer votre culture générale.
« Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde.(…)
Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le monde. Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants. »
Dans cet extrait de l’incipit du Don Quichotte, Cervantès donne à observer la transformation intérieure de son personnage en Don Quichotte de la Manche, chevalier errant en quête d’amour galants et de combats singuliers. Ses souvenirs et sa mémoire ainsi modifiés altèrent sa personnalité au point de laisser la question de son identité individuelle en suspens tout au long du récit. En filigrane de cette aventure, le lien entre mémoire et souvenirs et identité individuelle fait l’objet d’une interrogation constante.
Lire aussi : Comment progresser en culture générale en prépa HEC ?
Un « Essai sur l’entendement humain »
Étudier la mémoire amène ainsi à de poser la question de l’identité de l’individu. Ce lien entre mémoire et identité individuelle a ensuite été questionné plusieurs décennies après le Don Quichotte, par l’Essai sur l’entendement humain de John Locke.
Point majeur de l’œuvre de Locke, cet essai pose les bases de sa théorie de la connaissance et s’impose aujourd’hui comme incontournable dans le débat sur la relation entre le corps et l’esprit qui oppose, pour faire simple, empiristes et rationalistes.
Rappelons d’ailleurs la position de Locke dans ce débat. Pour le philosophe anglais, la connaissance est le produit des affections du monde extérieur sur notre esprit. Aucun élément de notre âme ne provient d’ailleurs que du monde sensible qui nous entoure. La connaissance est donc le produit de nos expériences sensibles et non d’une matière interne à l’esprit et qui les précéderait. En définitive, pour Locke, l’esprit ne possédant aucune connaissance avant l’expérience sensible, aucune substance pensante ne peut donc habiter l’âme.
Cela étant précisé, il faut examiner les conséquences que Locke en tire sur la définition de notre identité individuelle. Car, un esprit réduit à une simple activité de réceptacle des affections extérieures ne semble pas posséder à première vue de caractère individuel particulier.
Lire aussi : L’épreuve de culture générale aux concours BCE et Ecricome
Les composantes de la personne ou comment définir l’individu
Le corps pourrait peut-être constituer au premier abord notre identité. En effet, un corps respecte un principe de forme qui dure dans le temps et qui nous permet de nous reconnaître les uns les autres au moyen de critères physiques. Toutefois, Locke remarque à juste titre, que si le corps respecte un principe de forme durable et permanent, la substance de ce corps elle, reste composée de particules qui ne durent pas et qui sont nécessairement remplacées. A y regarder de plus près, on s’aperçoit également que cet ensemble d’organes, de chaires et d’os n’est en réalité en rien propre à un individu. Les caractéristiques physiques qui le composent sont communes à tous les animaux, voire à tous les êtres vivants. Notre individualité n’est donc pas réductible aux caractéristiques de notre corps.
S’inscrivant dans le schéma dual classique, Locke estime dès lors que l’essence de notre individualité, la personne, se loge en notre âme. Celle-ci serait unique et propre à chacun d’entre nous. En quoi l’âme constituerait-t-elle alors cette identité de la personne individuelle ?
Comme précisé précédemment, Locke estime que l’esprit ne peut être une substance. Comme cela vient d’être dit, il s’agit au contraire d’une activité, qui peut être définie comme l’acte de perception des choses extérieures. Nous recevons les affections extérieures d’une certaine façon et ce faisant nous constitutions notre âme avec des images de l’extérieur, étant précisé qu’aucune idée innée ne précède ces perceptions.
Cependant, jusque-là on ne voit pas en quoi cette capacité à accueillir les affections et les agréger pour percevoir le monde est propre aux êtres humains. En effet, les autres animaux pourraient tout à fait faire de même. C’est que, précise Locke, l’homme perçoit ces affectons d’une façon bien singulière. Il les perçoit avec conscience, c’est-à-dire avec la capacité de connaître qu’il connaît. En effet l’homme perçoit son entourage tout en percevant qu’il le perçoit.
Grâce à cette conscience, l’individu peut alors tisser un lien entre ses pensées présentes et celles passées dont il conserve le souvenir, dans la mesure où il est en capacité de savoir qu’un même acte de connaissance, le sien, en est l’origine. Sans cette faculté, nous posséderions certes de telles images mais nous ne pourrions pas les rattacher nécessairement à notre personne, dans la mesure où ne pourrions avoir aucune certitude sur leur provenance. C’est la conscience qui nous permet de les rattacher à notre personne.
Par sa conscience, l’individu sait qu’il a su et sait qu’il sait, ce qui lui permet d’expérimenter l’évidence qu’il constitue une seule et même personne au travers de ses savoirs différenciés dans le temps. Peu importe que ce souvenir de l’expérience soit vrai ou faux, cela demeurera invérifiable, cette conscience en m’attribuant ces expériences construit mon identité. Grâce à notre conscience un continuum se forme entre les idées du passé et celles du présent, constituant ce que Locke appelle la personne. Et cette personne résulte donc bien d’une activité et non d’une substance.
Il est pourtant visible que la con-science, aussi loin qu’elle peut s’étendre, quand ce serait jusqu’aux siècles passés, réunit dans une même personne les existences et les actions les plus éloignées par le temps, tout de même qu’elle unit l’existence et les actions du moment immédiatement précédent ; de sorte que quiconque a une con-science, un sentiment intérieur de quelques actions présentes et passées, est la même personne à qui ces actions appartiennent.
Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, 27, §16.
Autrement dit, le contenu de notre âme, c’est-à-dire les idées issues du monde extérieur peuvent arriver comme elles peuvent ne pas arriver. Ce qui permane en revanche, c’est la conscience réflexive qui est toujours à l’œuvre et constitue la seule continuité entre l’état passé et l’état présent. C’est cette conscience, qui permet à l’individu de se dire que son passé est relié au présent et que l’ensemble forme une unité. La conscience que ce passé ne fait qu’un avec le présent donc.
Même si je change de substance, c’est-à-dire de corps, dès lors que ma mémoire demeure, mon identité elle, reste. En revanche dès l’instant où je perds toute faculté de mémorisation et de regard sur les souvenirs qui définissent, mon identité se modifie.
Mais s’il est possible à un même homme d’avoir en différents temps une con-science distincte et incommunicable, il est hors de doute que le même homme doit constituer différentes personnes en différents temps, et il paraît par des déclarations solennelles que c’est là le sentiment du genre humain ; (…) ce qu’on peut expliquer en quelque sorte par une façon de parler dont on se sert communément en français, quand on dit, un tel « n’est plus le même », ou, il est « hors de lui-même ».
Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, 27, §20.
Ainsi, l’individu se caractérise par l’esprit au sens d’une combinaison unique d’images du monde matériel dont nous faisons l’expérience. Cette combinaison unique est ce qui définit notre identité au bout du compte.
Toutefois, cette conscience est victime d’une mémoire imparfaite nous dit Locke. C’est ainsi que cette identité peut disparaître si la mémoire qui la soutient s’efface.
Mais ce qui semble faire de la peine dans ce point, c’est que cette con-science est toujours interrompue par l’oubli, n’y ayant aucun moment dans notre vie, auquel tout l’enchaînement des actions que nous n’avons jamais faites, soit présent à notre esprit
A certain moment notre conscience ne fonctionne pas, s’éteint, et nous ne sommes plus nous-mêmes, il en va ainsi lorsque nous dormons par exemple.
Or il s’agit là d’un point que récusera Leibniz, sans doute le contradicteur de Locke le plus célèbre, pour qui cette conception de la mémoire pâtit d’un manque de profondeur.
Lire aussi : Réussir ses colles de culture générale en prépa HEC.
La critique de Leibniz
Si la personne pouvait être définie par sa seule mémoire, cela signifierait qu’une personne pourrait changer d’identité en apprenant tous les souvenirs qui auraient été transmis au préalable à quelqu’un ou si nous les avions marqués.
Or, nous dit Leibniz, cette mémoire ne suffit pas à définir l’identité individuelle. La personne n’est pas réductible à sa mémoire.
Pour Leibniz, il n’y a pas de moments pendant lesquels nous sommes sans idées. Notre esprit est toujours actif, même lorsque nous dormons (« Car je soutiens que naturellement une substance ne saurait être sans action, et qu’il n’y a même jamais de corps sans mouvement. ») Ceci implique que nous recevons en permanence des affections de l’extérieur.
Ce n’est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu’il ne se passe encore quelque chose dans l’âme qui y réponde, à cause de l’harmonie de l’âme et du corps ; mais les impressions qui sont dans l’âme et dans le corps, destitués des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s’attirer notre attention et notre mémoire, qui ne s’attachent qu’à des objets plus occupants.
Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, « Préface ».
En outre, selon la théorie des petites perceptions, notre âme perçoit en effet une infinité d’affliction extérieures, mais notre conscience n’en retient qu’un nombre illimité et restreint. Un des exemples célèbres exposé par Leibniz reste le bruit des vagues : « Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire le bruit de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, et qu’il ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. »
Ce faisant, notre âme emmagasine en continu des informations mais notre conscience qui reste limitée n’en cerne qu’une infime partie. En effet, notre mémoire consciente ne retient que ce sur quoi la conscience s’est focalisée.
Le reste termine dans la « partie virtuelle » (ce que nous pourrions qualifier peu ou prou d’inconscient dans une terminologie contemporaine). Ainsi, la personne de l’individu n’est pas réductible aux souvenirs conscients. Quand bien même on enlèverait ses souvenirs, l’homme garderait son identité individuelle car il ne perdrait pas les affections que son corps a subi de façon inconsciente et qui participent tout autant de cette identité.
En outre, il existe des souvenirs conscients qui naissent en même temps que d’autres affections et qui marquent également l’âme en restant plus ou moins, malgré l’oubli des pensées conscientes. Cette mémoire inconsciente constitue alors un moyen de remonter à ces dernières même lorsque le sujet est frappé d’amnésie. Autrement dit, toutes les pensées sont intriquées les unes dans les autres à un instant donné et grâce à un effet de réseau, peuvent communiquer une fois qu’elles sont réparties entre les souvenirs accessibles à la conscience et les autres.
Notre identité ne se réduit pas à notre conscience : notre corps et notre esprit, sont affectés par bien plus que ce qui constitue en puissance nos souvenirs (au sens des pensées conscientes que nous emmagasinons). Nous avons en effet une mémoire profonde qui prend en compte ce qui est le fond de la substance composée : à la fois des impressions accumulées et de tout ce qui nous a été donné dès l’origine. En effet pour Leibniz, notre âme a une composante qui nous a été donnée dès l’origine. L’âme est constituée de principes innés. Ces derniers forment en partie notre âme, mais ne sont pas conscients (ils sont « virtuels »). Toutefois, ils existent et déterminent en grande partie les pensées que nous avons à l’issue de nos perceptions.
Nous avons donc en nous-mêmes les principes qui formeront les pensées de demain. Nous pouvons alors pressentir, de façon inconsciente ou virtuelle, ce qu’il y aura demain dans notre, du moins en partie, car nous connaissons de façon innée les principes qui seront à l’œuvre demain dans notre âme lorsque celle-ci recevra des perceptions extérieures. Ainsi on retrouve le sens du célèbre théorème énoncé dans la Lettre à Arnaud : « Je tiens que toute substance renferme dans son état présent tous ses états passés et à venir et expirer même tout l’univers suivant son point de vue. »
C’est cette part de principes innés, qui mêlés aux affections virtuelles de l’extérieur, forment l’identité de l’âme et donc de la personne : « l’avenir dans chaque substance a une parfaite liaison avec le passé, c’est ce qui fait l’identité de l’individu. »
Lire aussi : Comment se tenir au courant de l’actualité en prépa HEC ?
Bibliographie :
– Philosophie à l’épreuve des faits : mémoire et identité par Michel Malherbe – Cahiers philosophiques 2017/2 (n°149), pages 9 à 22.
– Mémoire constructive, imagination et voyage mental dans le temps par Loraine Gérardin-Laverge in Cahiers philosophiques 2017/2 (n°149) pages 23 à 40.
– John Locke, Essai sur l’entendement humain, Le Livre de poche, Classiques de la philosophie, 2009, 1114 pages.
– G.W.Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Garnier Flammarion, 1993, 441 pages.
– François Duchesne et Jérémie Griard, Leibniz selon les Nouveaux essais sur l’entendement humain, Librairie philosophique Vrin, 2006, 320 pages.
Lire plus de contenus sur la culture générale et philosophie en prépa HEC :
- Attentes des jurys de concours en culture générale en prépa HEC
- Travailler les matières littéraires en prepa HEC
- Préparer la culture générale de prépa HEC au lycée
Les différents thèmes de philosophie en prépa HEC
- Thème de philosophie sur la mémoire
- Pensées du philosophe Locke sur la mémoire
- Pensées du philosophe Socrate sur la mémoire
- Les philosophes importants sur la mémoire
- Pensées du philosophe Saint Augustin sur la mémoire
- Thème de philosophie sur le désir
- Pensées d’Aristote sur le corps en philosophie
- Thème de philosophie sur le corps
- Thème de philosophie sur la parole
- Thème de philosophie sur l’animal
Retrouvez des copies et des exemples de dissertations :
- Dissertation corrigée sur le désir en philosophie
- Exemple de dissertation de philosophie sur le désir
- Exemple de bonne copie en synthèse ESCP
- Exemple de bonne copie en contraction à HEC
Louis Lapeyrie
A propos de Louis
Après deux années de classe préparatoires B/L, ainsi qu’une licence de sciences sociales mention économie à l’université Paris-Dauphine, Louis intègre le master Carrières judiciaires et juridiques de l’Ecole de droit de Sciences Po Paris, assorti d’un mémoire de recherche sur le droit pénal de l’environnement. Tout juste diplômé, il prépare actuellement les concours de la haute fonction publique, toujours à Sciences Po.