Saint-Augustin à la rescousse du thème de la mémoire
« Etiam Peccata », Paul Claudel – Le Soulier de Satin
De l’analyse du souvenir à la découverte des deux présents
Le chemin que nous empruntons aujourd’hui avec Saint-Augustin mènera à la découverte de la présence, en nous, de l’éternité. Faisant suite à l’éclairage de Socrate sur la mémoire, il débute par une analyse phénoménologique du souvenir.
De quoi me souviens-je lorsque je me souviens ? Notons que le souvenir ne nous fait jamais revivre l’événement souvenu. Il est d’une nature différente de la rencontre avec la chose sensible. Le souvenir de cette nuit d’amour – dont nous parlions au début de notre série sur la mémoire en prépa HEC – n’est pas cette nuit d’amour elle-même comme le souvenir de cette odeur n’est pas odorant lui-même. Le souvenir n’est donc pas le resurgissement présent à l’identique d’une chose passée mais le resurgissement, dans le présent, de l’image que j’ai conservée de cette chose. Je garde de cette nuit un ensemble de données sensibles – une impression – qui demeure dans mon esprit. En me souvenant, je refais advenir cette impression conservée mais ne revit jamais cette nuit : comme nous le disions, le réel ne se déroule qu’une seule fois.
Ainsi peut-on distinguer deux présents : le présent de la sensation, celui qui advient lorsque je rencontre dans le présent de l’expérience une chose, et le présent du souvenir, survenant lorsqu’une impression conservée issue d’une précédente rencontre sensible resurgit. La mémoire n’est donc pas ce par quoi je revis à l’identique un événement passé. Elle est ce qui me permet de revivre dans le présent une impression conservée – un souvenir. C’est pourquoi le souvenir d’un événement triste, revécu dans le présent, peut être joyeux – on rit des mésaventures qui nous sont arrivées – comme le souvenir d’un événement heureux peut être triste, car vécu dans le présent avec mélancolie.
Les souvenirs qui resurgissent dans le présent semblent pourtant ne pas tous être de même nature. Certains resurgissent à l’issue d’un long travail volontaire – c’est l’objet de la psychanalyse –, d’autres sans que j’ai pu en exprimer le moindre désir. C’est la différence entre la nuit d’amour dont j’essaye de me souvenir avec le plus grand mal et les gestes au piano qui s’activent presque automatiquement au contact du clavier. Dans le premier cas, le resurgissement du souvenir est le produit d’un travail volontaire. Dans le deuxième, c’est la rencontre avec une chose sensible qui entraîne la réapparition du souvenir auparavant conservé.
On peut alors distinguer deux types de mémoire qui coïncident avec deux types de souvenirs : une mémoire de l’habitude qui conserve des souvenirs s’actualisant automatiquement à la rencontre d’une chose sensible et une mémoire volontaire dont le souvenir resurgit par le travail de la volonté. Saint-Augustin précise alors que si la mémoire de l’habitude est partagée dans tout le règne animal, la mémoire volontaire est ce qui rend l’Homme singulier des autres espèces : « Bêtes et oiseaux possèdent aussi la mémoire : autrement ils ne retrouveraient pas leurs gîtes, et leurs nids, non plus que tant d’autres choses dont ils ont l’habitude » (Les Confessions, livre X, chapitre 17).
La mémoire de l’habitude est celle de l’animal, incluant l’Homme, incapable de sortir du choc de la rencontre sensible, contraint de faire advenir dans le présent son souvenir sous le poids du choc de l’expérience. La mémoire volontaire est au contraire discipline du sensible par l’esprit qui refait présent une impression issue d’un événement passé. A ces deux types de mémoires, correspondent également deux types de présent : le présent de la sensation, lorsque je suis enseveli par le choc de la rencontre sensible et le présent de la mémoire lorsque, par un travail conscient, je parviens à me souvenir.
A ce stade de notre réflexion, il est peut-être temps de faire une étape. Nous avons compris le processus de la mémoire, qui refait advenir les impressions auparavant conservées lors de deux occasions : une rencontre avec une chose sensible ou un travail de la volonté. L’esprit possède donc un espace de conservation et c’est pourquoi Saint-Augustin pense la mémoire comme un lieu : « Et j’arrive aux grands espaces et aux vastes palais de la mémoire, où se trouvent les trésors des innombrables images apportées par la perception de toutes sortes d’objets. Là est emmagasiné tout ce que construit aussi notre esprit, soit en agrandissant, soit en diminuant, soit en modifiant de quelque façon les objets atteints par les sens, et toute autre image déposée là et mise en réserve, qui n’est pas encore engloutie et ensevelie dans l’oubli » (X, 2).
Ce lieu, d’ailleurs, n’est guère anodin. La mémoire est ce qui rend possible l’acte le plus fondamental de l’esprit au sens où c’est en me souvenant que je me sais sujet. Dans le présent de la sensation, pris dans le cours de mon action, j’oublie que je suis. Je me trouve comme englouti dans l’expérience sensible. Au contraire, lorsque je me souviens, je me découvre sujet en tant que je suis sujet de mon souvenir. L’esprit s’oublie dans la rencontre avec les choses du monde dans le présent de la sensation mais se retrouve dans le tout intérieur présent de la mémoire.
Des deux présents à l’analyse du temps sur la mémoire
L’analyse du souvenir, puis de la mémoire, nous a conduit à distinguer deux présents. Mais remarquons que lorsque j’essaye d’étendre mon analyse à ces temps du présent, je semble buter sur d’inextricables complications. D’abord la connaissance du temps me semble évidente puisque mes impressions conservées dans ma mémoire me font apercevoir la différence entre ce qui se déroule devant moi et ce qui s’est déroulé. Pourtant, quand j’essaye de le saisir, le temps semble m’échapper.
Le passé et l’avenir n’existent respectivement plus et pas encore. Quant au présent, dont l’essence est de disparaître dans le passé, son existence me paraît précaire tant il lui est nécessaire de ne plus être dans l’instant suivant. De là vient l’interrogation célèbre de Saint-Augustin : : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande, et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus » (XI, 14)
L’analyse du présent mène donc à un problème inextricable. Comment penser ce présent si l’essence de ce dernier consiste à ne plus être à l’instant d’après ? Un autre problème vient directement. Le temps que je concevais avec tant de clarté me paraît bien relatif, tant une minute mesurée physiquement me semble durer une heure lors d’un moment ennuyeux, ou quelques instants en des temps passionnants.
Pour résoudre ces apories, Saint-Augustin montre que ce que nous pensions comme étant auparavant un unique et même temps revêt en réalité deux significations, chose que nous avions commencé à découvrir avec la distinction des deux présents. Un élément de réponse était dans ce qui nous a conduit à poser l’aporie elle-même. En effet, il y a d’abord le temps physique, relatif, au sein duquel j’oublie ma subjectivité dans la rencontre avec la chose sensible. Puis vient le temps intérieur, au sein duquel je me souviens en me découvrant comme sujet.
Ainsi, le temps véritable se trouve dans l’intériorité de mon esprit : « Ce qui m’apparaît maintenant avec la clarté de l’évidence, c’est que ni l’avenir, ni le passé n’existent. Ce n’est pas user de termes propres que de dire : il y a trois temps, le passé, le présent et le futur. Peut-être dirait-on plus justement : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. En effet, il y a bien dans l’âme ces trois sortes de temps, et je ne les trouve pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire, le présent du présent, c’est la vision directe ; le présent du futur, c’est l’attente : memoria, contuitus, expectatio » (XI, 20).
Contrairement à Kant, Saint-Augustin continue à penser le temps non comme une condition transcendantale de l’expérience, mais comme un objet, un objet se trouvant dans l’esprit. Le passé et l’avenir existent alors en tant que je les fais advenir dans le présent de ma vie intérieure. Lorsqu’il s’agit d’un souvenir, chose que nous nommions « présent du souvenir », on parlera de mémoire. Lorsqu’il s’agit d’imaginer un événement futur, on parlera d’attente. Enfin, quand je me retrouve attentif au passage de l’un vers l’autre, on parlera de présent du présent ou de vision directe.
Du temps à l’éternité sur la mémoire en philosophie
Nous avons résolu une première aporie en montrant que le temps, mémoire, vision directe et attente, possède une existence dans l’intériorité de l’esprit.Néanmoins, une deuxième aporie demeure : comment penser le temps comme objet si la connaissance que j’en ai est toute relative ?
La question porte alors sur la mesure du temps. Ce temps que nous cherchons à mesurer n’est bien sûr pas le temps physique qui paraît relatif. C’est le temps de l’esprit, intérieur, dont il s’agit ici. Ce temps de la vie intérieure m’est déjà familier, en cela qu’il est mémoire, attente et vision directe. Mais pour le mesurer, il faut que je puisse distinguer un intervalle, contenant un début et une fin. Pour le comprendre, Saint-Augustin donne trois exemples, merveilleusement décrits dans les pages de Paul Ricœur auxquels nous renvoyons le lecteur.
Nous ne retranscrivons ici que le dernier : « Je me prépare à chanter un chant que je connais. Avant que je commence, mon attente se tend (tenditur) vers l’ensemble de ce chant ; mais, quand j’ai commencé, à mesure que les éléments prélevés de mon attente deviennent du passé, ma mémoire se tend (tenditur) vers eux à son tour ; et les forces vives de mon activité (actionis) sont distendues (distenditur), vers la mémoire à cause de ce que j’ai dit, et vers l’attente à cause de ce que je vais dire. Néanmoins, mon attention (attentio) est là, présente ; et c’est par elle que transite (traicitur) ce qui était futur pour devenir passé. Plus cette action avance, avance (agitur et agitur),plus s’abrège l’attente et s’allonge la mémoire, jusqu’à ce que l’attente toute entière soit épuisée, quand l’action toute entière est finie et a passé dans la mémoire » (XI, 28,38) .
Je découvre ainsi l’intervalle que je cherchais. Au commencement de la récitation, mon esprit se tend vers l’attente – présent du futur -. A la toute fin, il est tout entier tendu sur ce que j’ai récité – présent du passé-. Au fur et à mesure de ma récitation, ce que je dois réciter passe et devient ce que j’ai déjà récité. L’instrument du passage est alors mon intention présente de dire, de réciter – présent du présent –. Ces trois présents ne sont donc pas des étapes successives mais sont toujours coprésents.
Pour réciter un poème, j’ai donc besoin de me tendre vers ce que je dois réciter tout en ayant conscience de ce que j’ai déjà dit. L’esprit est donc à la fois tendu,comme écartelé, entre l’attente et la mémoire. Ces deux tensions créent un espace mental. Entre la tension vers l’attente et celle vers la mémoire, je découvre ma pure attention au présent. Si le temps intérieur peut être mesuré, c’est qu’il possède une extension qui n’est pas autre chose que la capacité de l’âme à se distendre.
La distentio animi est le produit de l’écartèlement de mon esprit par les trois présents. Remarquons que ce terme de distentio n’est pas anodin. Se distendre est à la fois un processus actif – l’acte des’étendre – et une processus passif – être distendu –; comme l’esprit a besoin d’être actif pour se tendre mais passif pour recevoir des impressions. Le distendu est ce qui, à la suite d’une tension, reçoit un surcroît d’espace. Lorsque que l’on tire sur un linge mouillé, sa surface s’étend considérablement.
Il en va du même du temps. Une fois tendu par les trois intentions de l’esprit – attente, mémoire, intention présente –, il prend un espace que je peux alors mesurer. « La trouvaille inestimable de Saint-Augustin, en réduisant l’extension du temps à la distension de l’âme, est d’avoir lié cette distension à la faille qui ne cesse de s’insinuer au cœur du triple présent : entre le présent du futur, le présent du passé et le présent du présent » [Ricœur, p.49]
La conscience présente de ces trois temps représente ainsi l’existence d’une unité extratemporelle, distension d’un intervalle d’esprit où je peux apercevoir un début et une fin. Cette unité extratemporelle recueillie contre la dissolution du temps n’est rien d’autre que l’éternité, qui est toujours stable : « Dans l’éternité… rien ne passe, mais tout est entier présent » (XI,11,13). L’éternité est ce temps où tout est toujours tout entier présent. Dans le temps physique, enseveli par la rencontre de la chose sensible, je ne peux rien mesurer et l’éternité m’est encore inconnue.
Pourtant, il m’est possible de mesurer le temps intérieur grâce à cette unité extratemporelle qui m’est donnée par la distension de l’âme – distentio animi. La conscience peut s’extirper du temps et faire l’expérience de l’éternité, d’un temps où les trois présents coexistent. De la même manière, je peux écouter une mélodie en étant attentif à l’apparition des notes dans le temps physique. Mais lorsque j’entends non plus avec les oreilles mais avec l’âme, c’est de l’unité du chant dont je suis attentif où les vers passés et futurs sont coprésents dans un même présent. La mémoire sauve du néant ces vers et l’attente, rendue possible par la connaissance mémorielle ex ante du chant, tend mon esprit vers les vers suivants. La mémoire semble jouer alors un double rôle : celui de montrer ce qui est déjà récité et de me permettre d’attendre ce qui le sera.
L’analyse de la mémoire nous a conduit à découvrir la capacité de la conscience à suspendre l’érosion temporelle pour se retrouver elle-même dans un triple présent, unité extratemporelle en laquelle je peux mesurer le temps intérieur, étant à la fois attentifs à ce dont je me souviens et à ce dont je vais me souvenir, mû par l’intention présente de réciter, soit de faire passer une chose de l’attente à la mémoire. Cette unité hors du temps, où tous les présents sont tout entier coprésents, n’est rien d’autre que l’éternité.
L’éternité est donc en nous. Nous ne sommes plus seuls.
Jérémy Fouliard
A propos de Jérémy
Normalien et élève de l’Ecole Polytechnique, Jérémy FOULIARD est chercheur associé à la London Business School et co-chargé du cours de Méthodes Quantitatives à la Skema Business School. Il est l’auteur de L’exclusion sociale (2017). Retrouvez ses autres publications sur son site personnel afin d’améliorer votre culture générale.
Bibliographie :
- Saint-Augustin, Les Confessions, livres X et XI, Garnier-Flammarion.
- Jacques Darriulat « Augustin, Confessions, livre XI », 2009
- Paul-Augustin Deproost « « Au commencement… » Entre mémoire et désir, la réponse augustinienne à l’énigme du temps », Revue théologique de Louvain, 41ᵉ année, pp. 313-344. 3, 2010.
- Paul Ricœur, Temps et Récit, 1-L’intrigue et le récit historique, « Essais », Seuil, 1983,chapitre I : « Les apories de l’expérience du temps », p.21-65
Pour aller plus loin :
- Etienne Gilson, Introduction à l’étude de Saint-Augustin, Vrin, 1987
- Jean Guitton, Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint-Augustin, Paris, Vrin, 1971
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